Dédicace toute particulière à Jeffrey Zeig, rencontré il y a bien longtemps, et qui nous permet d'assister "comme si c'était vrai", à un séminaire en live de Milton Erickson.
Grâce à cette transcription, nous voilà assis parmi ses étudiants, en plein été 1979 à Phoenix, moins d'un an avant sa mort, à l'écouter enseigner et savourer son art de raconter des anecdotes. Cette phrase célèbre que je connais pourtant bien d'Erickson: "Vous savez quelque chose que vous ne savez pas que vous savez" prend un tout autre éclairage lorsqu'elle sort de sa bouche, en plein coeur de l'action, et remise dans son contexte.
On parle beaucoup d'hypnose ericksonienne, mais on ne dira jamais assez quel fabuleux thérapeute il était. Il est important de se remémorer que jusqu'ici l'approche thérapeutique, à l'image de la psychanalyse, était orientée vers l'élucidation et la compréhension du passé. C'est avec Milton Erickson notamment, et le courant de pensée de l'école de Palo Alto, que naît la thérapie brève. Son approche pragmatique se fonde sur le diagnostic et la modification de schémas comportementaux mal adaptés. Encourager le changement passe avant le fait d'élucider le passé. "Erickson utilise une communication thérapeutique verbale et non verbale qui se fait à plusieurs niveaux, entretenant à la fois une certaine confusion et un manque de clarté."
Lors de ce séminaire, bien que l'hypnose soit présente, elle n'est pas toujours employée, du moins, avec des procédures classiques d'induction.
Je vous livre avec grand plaisir quelques passages, anecdotes innombrables, histoires de cas, échanges avec ses étudiants, qui parlent d'eux-mêmes et nous montre Erickson à l'oeuvre.
Extraits
Le séminaire se déroule dans la maison d'hôtes du Docteur Erickson : un petit trois pièces avec salle de bain, salle d'attente (et petite cuisine attenante) et le bureau du Dr Erickson.
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Les étudiants sont assis en cercle, soit sur un canapé soit sur des chaises pliantes matelassées. Un fauteuil recouvert de tissu vert qui est souvent "la chaise du sujet" est placé à la gauche du fauteuil roulant d'Erickson.
C'est Madame Erickson qui pousse le fauteuil roulant de son mari jusque dans la salle d'attente. Erickson autorise certains étudiants à fixer de petits micros au revers de sa veste. Puis il brandit un crayon dont l'extrémité représente une tête affublée d'une crinière violette soigneusement relevée en pointe. Tout en montrant ce crayon, Erickson dit au groupe: "Voilà comment les gens arrivent ici." Puis il fait alors tournoyer vigoureusement le crayon entre ses doigts, ébouriffant la chevelure et déclare: "Et voilà comment ils en repartent."
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Sucer son pouce
Un médecin marié à une infirmière, se faisait beaucoup de souci à propos de son fils âgé de six ans qui suçait son pouce. Quand il ne suçait pas son pouce, il se rongeait les ongles. Ils le punissaient, lui donnaient des fessées, le fouettaient, le privaient de nourriture, l'obligeaient à rester assis sur sa chaise pendant que sa soeur jouait. Finalement, ils dirent au petit Jackie qu'ils allaient appeler un docteur cinglé qui s'occupait des fous.
Et quand j'arrivais chez eux, Jackie se tenait là les poings serrés, le regard furieux. Et je lui dis:
" Jackie, ton père et ta mère veulent que je te soigne parce que tu suces ton pouce et que tu te ronges les ongles. Ton père et ta mère m'ont demandé d'être ton médecin. Bon, je sais bien que tu ne me veux pas comme médecin; alors écoute simplement ce que je vais dire à tes parents. Et écoute bien attentivement."
Je me tournai vers le médecin et sa femme, l'infirmière, et leur dit: " Certains parents ne comprennent pas ce qu'un enfant a besoin de faire. Tout enfant de six ans a besoin de sucer son pouce et a besoin de se ronger les ongles. Et Jackie, je veux que tu suces ton pouce et ronges tes ongles autant que tu voudras. Et tes parents ne trouveront rien à redire. Ton père est médecin et il sait qu'un médecin n'intervient jamais dans le traitement d'un autre médecin. Et tu es mon patient et il ne peut intervenir dans ce que je déciderai de faire avec toi. Et une infirmière n'intervient jamais dans les décisions d'un médecin. Aussi, ne t'inquiète pas Jackie. Tu peux sucer ton pouce et ronger tes ongles parce que tous les petits garçons de six ans en ont besoin. Bien-sûr, quand tu seras un grand garçon de sept ans, tu seras trop grand et trop âgé pour sucer ton pouce et te ronger les ongles."
Jackie devait fêter son anniversaire deux mois plus tard. Et deux mois pour un enfant de six ans, c'est une éternité. Son anniversaire était loin, loin dans le futur. Jackie a été d'accord avec moi. Et tous les petits garçons de six ans veulent devenir de grands garçons de sept ans. Et Jackie cessa de ronger ses ongles et de sucer son pouce une ou deux semaines avant son aniiversaire. J'avais simplement fait appel à ce qu'un petit enfant peut comprendre.
Enurésie
Bon, une autre histoire de pipi au lit. Jerry, dix ans, faisait pipi au lit chaque nuit depuis dix ans. Il avait un jeune frère de huit ans, qui était plus grand et plus fort que que lui et le petit frère de huit ans n'avait jamais mouillé son lit. Et on tournait Jerry, dix ans, en ridicule. Ses parents le fouettaient et l'envoyaient au lit sans manger. Ils faisaient partie d'une communauté religieuse très stricte et ils demandaient à toute la congrégation de prier à haute voix à l'église pour que Jerry arrête de mouiller son lit. Ils humiliaient Jerry de toutes les façons possible. Ils lui faisaient porter deux pancartes, une sur le dos et une sur la poitrine, fixées par des bandes, sur lesquelles on lisait: "je fais pipi au lit". Jerry avait reçu toutes les punitions auxquelles ses parents avaient pu penser et il continuait à mouiller son lit.
Je leur posais des questions avec beaucoup de soin. Je découvris qu'ils étaient très religieux et appartenaient à une communauté religieuse très stricte. je demandais aux parents de m'amener Jerry. Ils le firent, le père le tenant par une main et la mère par l'autre. Ils le trainèrent dans mon cabinet et le firent coucher au sol sur le ventre. Je les fis sortir, fermai la porte, et Jerry braillait et hurlait.
Bon, quand on hurle, on finit par perdre son souffle. J'attendais donc patiemment et quand Jerry arrêta de crier pour prendre une inspiration profonde, je me mis à crier. Jerry parut surpris. Je luis dis : "C'était mon tour. Maintenant, c'est à toi." Alors Jerry se remit à hurler. Quand il s'arrêta à nouveau pour reprendre de l'air, je criai à mon tour. Nous continuâmes à hurler chacun à notre tour et finalement je dis:
" Bien, c'est à mon tour de m'asseoir sur la chaise." Puis, je lui parlai.
"Je sais que tu aimerais jouer au base-ball. Est-ce que tu t'y connais en base-ball? Tu dois coordonner ta vision et les mouvements de ton bras et les mouvements de ta main et trouver un bon équilibre de tout le corps. C'est un jeu vraiment scientifique. Tu dois jouer en coordonnant et en faisant travailler ensemble ta vision, ton audition; tu dois faire fonctionner l'ensemble de tes muscles exactement comme il faut. Au football, tout ce que tu dois avoir, c'est des os et des muscles et tu n'as qu'à foncer."
Son frère de huit ans jouait au football. (Erickson rit.) Nous parlâmes de la science du base-ball et Jerry se régalait de la façon dont je décrivais les choses complexes impliquées dans le jeu de base-ball.
Et je le savais, Jerry jouait aussi avec un arc et des flèches. Je lui montrai comment on doit se servir très précisément de sa force pour tirer à l'arc. On doit utiliser très précisément sa vision. On doit tenir compte du vent, de la distance, de la hauteur, de façon à mettre dans le mille. Je lui expliquai: "C'est un jeu scientifique. Le nom habituel du jeu de l'arc et des flèches est le tir à l'arc, le nom scientifique est archerie."Et je félicitai Jerry d'être aussi bon au base-ball et à l'arc.
Le samedi suivant, Jerry vint me voir sans rendez-vous, et nous parlâmes à nouveau du base-ball et du tir à l'arc. Il revint le samedi suivant, volontairement, sans rendez-vous. Le quatrième samedi, il dit triomphalement: "Maman n'arrive pas à arrêter de fumer" ; c'est tout ce qu'il dit. Jerry avait réussi à s'arrêter, lui. (Erickson rit.)
Et pendant le reste de ses années de collège et de lycée, Jerry est venu me voir chaque semaine. Nous discutions d'un tas de choses et pas une seule fois, je n'ai prononcé le mot "énurésie". Je lui avais juste parlé de ce qu'il pouvait faire. Je savais que Jerry voulait avoir un lit sec. J'ai fait l'éloge de sa coordination musculaire, de sa coordination visuelle, de sa coordination sensorielle, et il a mis tout cela en application dans un autre domaine. (Erickson sourit.) On traite les patients en tant qu'individus.
Thérapie de couple
Un psychiatre de Pennsylvanie, après trente ans de pratique, n'avait toujours pas une bonne clientèle. En fait, il négligeait son travail; il ne tenait pas ses dossiers à jour. Depuis treize ans, il allait en analyse trois fois par semaine. Il était marié depuis six ans. Sa femme n'aimait pas son travail, mais elle était obligée de travailler pour entretenir la famille. Elle était en analyse depuis six ans à raison de trois fois par semaine. Ils entendirent parler de moi et ils vinrent me voir pour une thérapie de couple. Ils me donnèrent d'emblée ces informations.
Puis je leur demandai: "Est-ce votre premier voyage dans l'Ouest?" Ils répondirent: "Oui" je poursuivis:" Il y a à Phoenix beaucoup de curiosités que vous devez voir. Et puisque c'est votre premier voyage, je vous suggère à vous, Monsieur, de monter à Squaw Peak
Le Squaw peak, près de Phoenix, Arizona, où la rumeur prétend que les cendres de Milton Erickson ont été dispersées après sa mort.
et de prendre trois heures pour le faire. Et vous, Madame, je vous suggère d'aller au jardin botanique et d'y passer trois heures. Revenez m'en parler demain."
Ils revinrent le lendemain et le médecin était très content. Gravir le Squaw Peak avait été une des choses les plus merveilleuses qu'il ait fait de toute sa vie. "Cela a tellement changé mon point de vue, ma perspective sur la vie.." Il n'avait jamais réalisé que le désert puisse ressembler à celui de Phoenix et le désert le fascinait. Il ajouta qu'il allait refaire l'escalade de Squaw Peak.
J'interrogeai ensuite sa femme sur le jardin botanique: " J'ai passé trois heures là-bas comme vous me l'aviez demandé. Ce furent les trois heures les plus ennuyeuses de ma vie. Les mêmes trucs, encore et toujours. Et je me suis jurée de ne jamis revenir au jardin botanique. Je me suis ennuyée à mourir tout ce termps. J'ai passé les trois heures les plus ennuyeuses de ma vie."
Je dis: " Très bien. Cet après-midi, Docteur, vous vous rendrez au jardin botanique et vous, Madame, vous ferez l'ascension de Squaw Peak. Et revenez demain me raconter ce que vous avez fait. Le lendemain, ils étaient à mon cabinet avant midi. Le Docteur dit: " Je me suis vraiment régalé au jardin botanique. C'était merveilleux. J'ai été très impressionné. C'est si beau de voir toutes ces différentes variétés de plantes qui vivent là malgré les rigueurs du climat, sans une goutte de pluie depuis trois ans et avec cette chaleur torride!
(Nous étions au mois de juillet.) " Je reviendrai plusieurs fois visiter le jardin botanique."
Je me tournai vers sa femme qui me dit: " J'ai gravi cette montagne d'enfer. (Rires) J'ai passé mon temps à maudire cette montagne, et à me maudire moi même. Mais surtout, je vous ai maudit tout le temps qu'a duré cette escalade, à chaque pas que je faisais. Je me demande pourquoi j'ai été assez bête pour accepter de gravir cette montagne. C'était si ennuyeux. Je me suis détestée de le faire. Mais comme vous aviez dit de le faire, je l'ai fait, je suis allée jusqu'au sommet. Là, pendant quelques minutes, j'ai éprouvé un réel sentiment de satisfaction, mais ça n'a pas duré bien longtemps. Et je nous ai maudits, vous et moi, à chaque pas de la descente. Je me suis jurée de ne plus jamais, jamais gravir une telle montagne en me ridiculisant à ce point.
"Très bien" ai-je dit. "Jusque là, je vous ai fixé certaines tâches. Par contre, cet après-midi, chacun va choisir une tâche pour lui-même, à faire en solitaire. Et revenez demain me raconter."
Ils revinrent le lendemain matin, et le Docteur raconta: "Je suis retourné au jardin botanique. je ne m'en lasse pas. C'est un endroit vraiment magnifique. J'ai savouré chaque seconde. J'étais triste de devoir en partir et j'y reviendrai certainement un de ces jours." Je me retournai vers sa femme qui dit: "Croyez-le ou non, je suis remontée à Squaw Peak. Seulement cette fois-ci, je vous ai maudit avec moins de scrupules. Je suis maudite moi-même d'être aussi stupide. J'ai maudit, maudit chaque pas de la montée. J'admets qu'arrivée au sommet, j'ai éprouvé une brève satisfaction. Mais en descendant, j'ai été de nouveau déprimée et je vous ai maudit et j'ai maudit la montagne et je suis maudite."
Je dis: "Très bien. Heureux d'entendre vos comptes rendus. Maintenant je peux vous dire que votre thérapie de couple est terminée. Retournez à l'aéroport et repartez en Pennsylvanie."
Et c'est ce qu'ils firent. Quelques jours plus tard, je reçus un appel téléphonique du médecin qui me dit: "Ma femme vous écoute sur un autre poste. Elle a déposé une demande de divorce. Je voudrais que vous lui parliez pour arrêter ça." Je répondis: "Le divorce n'a jamais été mentionné dans mon cabinet et je ne veux pas en discuter au téléphone alors que vous êtes si loin. j'aimerais vous poser certaines questions: comment vous êtes-vous sentis tous les deux dans l'avion en rentrant en Pennsylvanie?" Ils répondirent tous deux qu'ils s'étaient sentis très perplexes, très confus et très désorientés. Ils s'étaient demandés pourquoi ils étaient venus me voir. Ils avaient eu seulement chacun pour tâche de gravir Squaw Peak et de visiter le jardin botanique. La femme me dit: "J'ai dit à mon mari que j'allais faire un tour en voiture, que j'allais me promener pour me remettre les idées en place. Il a trouvé l'idée excellente." Le docteur poursuivit: "Et j'ai fait fait la même chose. J'ai pris la voiture pour me changer un peu les idées." Sa femme reprit: "J'ai filé tout droit chez mon psychanalyste et j'ai dit que je ne voulais plus le voir. Puis je suis allée voir mon avocat et j'ai déposé la demande de divorce." Le mari dit: "J'ai fait un petit tour et moi aussi je suis allé voir mon psychanalyste et je lui ai dit que je ne voulais plus le voir. Ensuite je suis allé à mon cabinet et j'ai commencer à tout nettoyer, à mettre les fiches en ordre et à jour." Je leur dis: "Et bien merci de ces informations."
Maintenant ils sont divorcés. Elle a un nouveau travail qu'elle aime bien. Elle en avait marre de gravir jour après jour cette montagne de misère qu'était son mariage, en ne pouvant que penser: Hélas, encore un jour de passé." Son récit avait une signification symbolique.
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Siegfried (une étudiante): Comment avez-vous deviné tout cela si rapidement? Vous doutiez-vous que cela aurait cet effet?
Erickson: C'était la première fois que je les voyais ou que j'entendais parler d'eux.
Quand le psychiatre m'a dit qu'il était en psychanalyse depuis treize ans et qu'il avait toujours une clientèle peu importante, un cabinet mal tenu, c'était suffisant. Et quand sa femme n'était pas heureuse dans sa vie quotidienne, qu'elle était en analyse depuis six ans, qu'elle n'aimait pas son travail, qu'il n'y avait pas de joie dans sa vie....qu'avais-je besoin de savoir de plus? Aussi, j'ai fait une psychothérapie symbolique, tout comme ils m'avaient raconté toute leur histoire d'une manière symbolique. Je n'avais pas besoin de demander au médecin s'il avait des frères et des soeurs. Je savais qu'il avait perdu treize ans de sa vie et je savais qu'elle avait perdu six ans de sa vie. Et je devais les amener à faire quelque chose . Et il a vu sa vie sous un angle nouveau, et pour elle, le côté ennuyeux de sa vie lui est apparu, une vie qu'elle n'aimait pas.
C'est le patient qui fait la thérapie. Le thérapeute fournit seulement le contexte, le climat, c'est tout. c'est au patient de faire tout le travail.
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L'auteur, Jeffrey Zeig, est Docteur en Psychologie clinicienne et est le fondateur et directeur de la Fondation Milton H. Erickson.